Les relations entre les États-Unis et l’Europe ont radicalement évolué sous Donald Trump, passant d’une coopération étroite à une logique de jeu à somme nulle. Washington critique désormais explicitement l’Europe, accusée de renier son histoire mais aussi de fragiliser la démocratie. Face à cette remise en cause, l’Europe doit affirmer sa diversité héritée des Lumières et développer une vision autonome et cohérente sur trois dimensions principales : économique, politique et culturelle.
Économiquement, il s’agit d’intégrer davantage le marché européen pour bénéficier des effets d’échelle, combler le retard technologique, et unifier les marchés financiers afin de stimuler l’investissement interne. Les rapports Letta et Draghi soulignent explicitement ces besoins.
Politiquement, l’Europe doit renouer avec les valeurs des Lumières, promouvoir la libre circulation des idées et renforcer sa cohésion, en surmontant les particularismes nationaux. Le soutien croissant des Européens envers l’UE et sa position de leader dans la lutte contre le changement climatique constituent des atouts importants. L’unité européenne est vitale pour éviter toute déstabilisation.
Sur le plan culturel et sociétal, l’Europe doit mettre en avant son héritage intellectuel, son ouverture, l’égalité hommes-femmes et sa capacité à traiter des enjeux modernes tels que l’intelligence artificielle, la démographie et l’immigration. La démographie vieillissante impose néanmoins une réflexion urgente sur l’innovation et le renouvellement économique, rendant l’immigration, malgré sa sensibilité électorale, incontournable.
La défense représente une dimension nouvelle à renforcer. L’Europe doit compenser un désengagement américain en investissant massivement dans ses capacités militaires et en surmontant le défi culturel lié à une armée européenne unifiée.
Enfin, l’Europe doit clarifier son choix institutionnel entre centralisation fédérale ou polycentrisme et définir précisément les domaines qui doivent unifier et ceux sur lesquels les particularismes peuvent exister afin d’atteindre une véritable autonomie stratégique.
Ce document reprend mes 4 posts du 2 au 9 juin
L’Europe doit créer son propre récit
Les relations entre les Etats-Unis et l’Europe ont dramatiquement changé depuis l’arrivée de Donald Trump. Son souhait, finalement reporté au 9 juillet, de mettre en place des droits de douane à 50% en témoigne.
Historiquement les liens entre les deux régions ont pu ressembler à ce que Mark Mazower écrivait dans le Financial Times (31 mai) : «… chaque partenaire doit beaucoup à l'autre et chacun a l'habitude d'utiliser l'autre comme une feuille pour réfléchir à sa propre identité et à ses valeurs ». De Tocqueville jusqu’aux années récentes l’histoire des relations s’est construite en partenariat.
L’Europe s’est continuellement inscrite dans le schéma qui a permis la révolution industrielle, l’acceptation des identités diverses, la confrontation d’idées dans un cadre qui, depuis les années d’après-guerre, est devenu coopératif, n’aboutissant ainsi jamais en conflit armé au sein de la région. Cette dynamique conjointe est particulière mais fructueuse. Les Etats-Unis l’ont longtemps accepté car c’était la meilleure façon de se substituer à un gouvernement fédéral comme aux USA.
Pourtant l’Histoire a changé. La vision de Washington n’est plus celle d’une Europe alliée et mettant en œuvre un schéma institutionnel original.
Avec Donald Trump, la perception du monde est bouleversée, et ce monde est devenu une sorte de jeu à somme nul. « Pour que je gagne plus, tu dois perdre quelque chose ». C’est pour cela que l’Europe, trop diverse, trop coordonnée et coopérative, apparaît incompatible avec l’hostilité qu’a le gouvernement Trump de la coopération.
C’est là qu’intervient un texte récent publié par l’administration américaine. Le propos est d’indiquer que l’Europe telle qu’elle se présente nie ses valeurs fondamentales et fragilise la démocratie même. L’Europe doit, selon l’auteur, valoriser ses origines chrétiennes et appelle à construire une alliance civilisationnelle pour transformer les systèmes politiques européens en une série de nations chrétiennes à l’image de la Hongrie.
Pour infléchir l’Histoire, Washington a appuyé les partis d’extrême droite comme l’AfD en Allemagne et le PiS en Pologne. Cette offensive est aussi portée par le lobby technologique hostile à la régulation et la fiscalité souhaitées par Bruxelles. Washington voit dans cette régulation sur les données, une illustration de la perte de la liberté de parole en Europe, justifiant ainsi son offensive.
Deux remarques face à cette attaque
L’Europe s’est toujours définie par sa diversité, comme les Etats-Unis d’ailleurs. C’est la dynamique des Lumières qui émerge derrière cela. C’est cette diversité historique qu’il ne faut nier en aucun cas sous peine de perdre son âme.
La deuxième remarque est l’ardente obligation pour les Européens de s’inscrire dans un récit qui est le leur. C’est cela le véritable enjeu, réussir à s’inventer un récit qui définisse l’Europe de façon autonome. L’Europe a des valeurs à défendre. Elle doit passer en mode offensif pour ne pas prendre le risque d’être déstabilisée.
C’est essentiel.
Quel récit écrire ?
Dans quelle histoire l’Europe souhaite-t-elle s’inscrire ? C’est ce récit qu’il faut construire.
Les relations avec les Etats-Unis, qui avaient définies le monde occidental même après la chute du Mur de Berlin, ne sont plus ce qu’elles étaient.
Les défiances vis-à-vis de la construction européenne, le doute quant au rôle de l’Otan ou encore les attaques de JD Vance ou plus récemment dans un document évoqué plus haut de l’administration américaine nous confortent dans ce constat.
Et même si les USA reviennent par la suite sur leur appréhension de l’Europe avec un autre président, il sera trop tard. L’Europe doit gagner en autonomie pour ne plus être conditionnée principalement par les décisions prises à Washington.
Le récit à construire est sur triple échelle : économique, politique et culturel.
La dimension économique
L’économique est certainement le plus simple. C’est sur ce domaine que s’est d’abord appuyé le Marché Commun pour faire naître la puissance européenne. C’était le sens du traité de Rome que de mettre en avant l’économie puisque pour le politique la proposition était plus délicate. L’Europe entrait dans le monde kantien qui conditionne la stabilité politique à la dynamique pacifique que provoque l’intensification des échanges. Les progrès associés à la très forte réduction des droits de douane, au marché unique et à l’euro ont avant tout des fondements économiques.
Le récit économique repose sur trois dimensions sur lesquelles il y a une forme d’accord collectif sur le principe.
Le premier est l’intégration du marché européen pour créer un marché avec de vastes effets d’échelle. Cela rendrait les entreprises plus concurrentielles à l’échelle globale. Cela éliminerait aussi les barrières non tarifaires qui pénalisent toujours l’Europe. Selon le FMI (2024) ces barrières non tarifaires seraient l’équivalent d’un tarif douanier de 44% dans le secteur manufacturier.
Le deuxième est le rattrapage par l’innovation et la maitrise de sa propre capacité à croître. Depuis la grande récession de 2009, l’Europe et les Etats-Unis ont des trajectoires qui divergent sur le PIB par tête et sur la productivité. La raison principale est une innovation insuffisante en Europe et l’intégration trop limitée du progrès technique dans les processus de production tant dans le secteur manufacturier que dans les services.
Le troisième est celle de l’unification des marchés de capitaux.
L’excédent d’épargne européen doit financer l’investissement européen plutôt que de se réfugier aux Etats-Unis. Cela ne peut être compatible qu’avec un marché financier intégré avec des actifs européens et non plus nationaux. La dette publique doit être européenne.
Les rapports Letta et Draghi ont déjà éclairé cette narration.
La dimension politique
Le récit politique doit traduire l’histoire que l’on veut raconter sur ce que doit être l’Europe dans le futur.
L’Europe a été celle des Lumières, celle qui a permis, par la libre circulation des hommes et des idées, d’être le berceau de la révolution industrielle et d’un bond gigantesque dans l’amélioration du bien-être du monde entier.
Il faut retrouver cette dimension.
L’intégration du marché européen évoquée plus haut a aussi une dimension profondément politique. L’Europe doit aussi accepter d’éroder ses particularismes pour créer un ensemble plus cohérent. Elle ne peut pas se contenter d’être une juxtaposition de pays avec des règles spécifiques pour chacun. Cette dimension est avant tout politique et n’est économique que dans les mesures à mettre en œuvre.
Ces choix politiques de cohésion sont majeurs car il ne faut pas que l’intégration des pays européens au sein de l’Union Européenne soit remise en cause par le gain d’une élection locale.
Les élections récentes en Pologne, en Slovaquie ou encore l’activisme hongrois à l’encontre de Bruxelles sont autant d’interrogations sur la capacité à créer une forme de cohérence à l’échelle du continent.
Il y a la place pour s’inscrire dans ce schéma. Les Européens selon l’Eurobaromètre du printemps 2025 n’ont jamais eu autant confiance en l’Union Européenne depuis 2007. Les jeunes notamment sont une large majorité (59%) a voir leur avenir dans l’Europe. C’est un signal qui doit être pris pour une opportunité.
L’autre dimension politique est celle associée au changement climatique. L’Europe a eu un comportement exemplaire pour faire des choix mettant en avant la soutenabilité par la lutte contre le réchauffement climatique. Cela a été efficace. L’activité a continué de progressé alors que les émissions de Gaz à Effet de Serre se réduisaient de façon significative.
De 2013 à 2023, la valeur ajoutée a augmenté de presque 20% alors que dans le même temps, les émissions baissaient d’environ 20%.
La dimension politique est la volonté exprimée par la Commission Européenne de passer d’une réduction de 55% des émissions (par rapport à 1990) en 2030 à 90% en 2040. Cela exigerait d’accentuer les efforts sur le renouvelable et de bouleverser l’ensemble de la sphère productive avec une réduction drastique de l’utilisation des énergies fossiles. Il faut prendre la mesure de cette rupture et elle est éminemment politique car elle traduit des choix profonds qui définissent la soutenabilité des comportements en Europe.
Cependant, cette orientation vertueuse est battue en brèche voire remise en cause. A la Commission, le calcul utilisé pour mesurer l’atteinte de l’objectif de réduction de 90% est modifié pour être moins contraignant. Le reporting réglementaire est allégé. Il était probablement excessivement complexe. Les gouvernements qui étaient attachés à cette question sur le climat se font moins contraignants. La directive CS3D (pour Corporate Sustainability Due Diligence Directive) qui promeut le comportement durable et responsable des entreprises sur les chaines de valeur mondiales est fragilisée par les prises de position de Friedrich Merz en Allemagne et d’Emmanuel Macron en France.
Le récit européen ne peut pas se faire sans mettre la question climatique au premier plan. La BCE d’ailleurs s’en est émue récemment, préoccupée par les positions politiques prises à tous les niveaux.
La dimension politique est donc celle qui inscrit la société européenne dans la durée. L’Europe n’a de pertinence qu’unie et non inscrite dans une concurrence entre pays qui serait mortifère puisque les autres grandes puissances en profiteraient.
L’Europe pouvait se batailler tant qu’elle était seule au monde et que ses relations avec le reste du monde était limitée. Ce n’est plus le cas et l’Europe doit exister et s’inscrire dans une dynamique de croissance.
C’est ce choix aussi qui est majeur. L’Europe doit être construite politiquement pour permettre une amélioration du bien-être. La révolution conservatrice de la décroissance serait le plus mauvais cadeau à faire aux Européens en relançant les tensions entre les pays.
Le poids de l’Histoire
La troisième dimension du récit est culturelle et sociétale.
Depuis la Grèce, l’Europe a une empreinte culturelle considérable sur le monde entier. Des Lumières à Tocqueville, les philosophes européens ont permis de penser le monde. Ce ne sont pas les seuls mais la marque est considérable. Cette dimension a été essentielle, comme rappelé plus haut, pour mettre en marche les conditions de la révolution industrielle. Cette forme de la construction de la société doit être accentué. C’est par l’échange d’idées, par l’accumulation de la culture que les sociétés évoluent. Cette dimension est associée à une représentation politique démocratique.
Sur un autre plan, l’Europe a été leader sur de nombreux sujets de société comme le divorce, l’avortement, les questions de genre, la liberté d’expression ou encore la solidarité entre les générations. C’est un socle commun qui repose sur la liberté individuelle. Sur ce point, on comprend mieux la volonté de réfléchir aux conséquences de l’Intelligence Artificielle qui ne peut pas être vue simplement comme une façon de résumer un texte. Dans de nombreux pays autocrates, la règlementation n’existe pas et de fait on ne parle de politique nulle part.
L’Europe s’est construite sur une société ouverte et sur une volonté d’égalité homme-femme. Cela ne peut être remis en question.
Le récit doit donner des orientations nécessaires et souhaitables pour conserver et accentuer cette forme de cohérence qui a fait le talent de l’Europe par le passé.
La question démographique est aussi au cœur de la dimension culturelle avant d’être une dimension économique. La place de chacun au sein de la société européenne n'est pas identique selon que la population est jeune ou vieillissante. Cette interrogation ne se pose pas qu’en Europe. Mais, les taux de fécondité sont trop réduits pour maintenir à terme la taille des populations des pays sans apport de l’extérieur.
Cette question devient économique lorsque l’on s’interroge sur la capacité à maintenir le niveau des revenus et à financer la retraite. Mais, c’est aussi une question culturelle. Une population qui vieillit est plus conservatrice, moins innovante et pas simplement sur les questions techniques. Or, l’économie européenne a besoin de renouveau. C’est le message que l’on retrouve notamment dans les propos de Mario Draghi.
Le récit européen ne peut pas échapper à cette interrogation.
Une nouvelle dimension doit aussi s’inscrire dans ce volet culturel, c’est celle de l’immigration et des questions religieuses. Cette question est majeure puisque le sujet est dans de très nombreux pays au centre des enjeux électoraux. On se souvient du Brexit.
Est-ce que l’Europe peut trouver une vision commune sur ces dimensions ? Sur l'économie, récemment le rôle de l’emploi des étrangers dans la croissance a été essentiel. Mais on ne peut pas lier la question migratoire qu'à des questions économiques même si c'est une partie de la solution pour dynamiser le revenu globale.
Le récit européen doit trouver une position cohérente qui s'inscrive dans la durée.
Une deuxième dimension nouvelle, simultanément culturelle et politique, est celle de la défense. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la défense européenne a été portée par l’Otan, et donc en grande partie par les États-Unis.
L’enjeu nouveau est celui des investissements à faire pour compenser la moindre implication américaine et équiper les armées. C’est aussi de définir une capacité à se mobiliser en cas de conflit. Quel serait le degré d'acceptation des citoyens face à une armée européenne et face à la formation militaire nécessaire?
Dans l’Eurobaromètre de 2025, il y a un soutien fort (81% des européens) à une défense commune.
Le temps est au risque de conflit. Le nord de l'Europe est mieux préparé.
La dimension culturelle est celle de définir la capacité à se mobiliser, à vivre dans une approche différente du « militaire ».
Le récit doit intégrer ce bouleversement culturel associé à la possibilité d’un conflit.
Comment construire le récit européen ?
L’Europe doit trouver un nouvel élan. Le monde a changé, n'est plus aussi complémentaire ni coopératif, et l’Europe doit s’inscrire dans une dynamique commune pour y faire face.
Les pays constitutifs de l’Europe n’ont qu’une histoire commune récente, même si l’histoire des pays européens est entremêlée à travers les siècles. Les cultures ne sont pas similaires, les langues sont distinctes et les institutions peuvent se ressembler, mais des différences importantes demeurent même après presque 70 ans depuis la signature du traité de Rome. C’est pour définir le cadre qui unira les peuples européens de façon cohérente que nous avons, collectivement, besoin d’un récit. L'Europe est une construction particulière et elle doit se définir un domaine spécifique.
La première question à poser est celle du cadre institutionnel. Pour résoudre les questions économique, politique et culturelle, serait-il préférable de définir un champ plutôt centralisé afin de donner de la cohérence à l’agenda européen ou opter davantage vers le polycentrisme ?
La centralisation pourrait ressembler à une forme d’État fédéral. Cette idée qui copie ce qui s’observe aux États-Unis permet, au centre, de créer des impulsions et a priori d’infléchir plus rapidement les comportements. La France a souvent évoqué ce cadre institutionnel afin de donner à l’État centralisé une capacité à orienter le cycle économique de court terme par la politique budgétaire.
L’autre option, celle d’une forme de polycentrisme, dans laquelle les différents pays peuvent contribuer selon un canevas plus lâche. Cette vision est celle qui, depuis les Lumières, a favorisé l’émergence des idées et des controverses qui ont mené à la révolution industrielle, inscrivant alors l’Europe au cœur du développement du monde. Joël Mokyr, notamment, montre que c’est la diversité d’une société ouverte sur le monde qui a donné l’avantage à l’Europe face à la Chine centralisée et moins adaptable.
Une dimension majeure commune aux deux approches est celle de l’ouverture au monde, puisque la croissance européenne est devenue très dépendante des travailleurs non européens depuis la pandémie. C’est ce que j’évoquais ici.
Un autre axe de réflexion doit être examiné. Parmi les thématiques discutées, économique, politique et culturelle, quels sont celles qui doivent s'inscrire dans un cadre commun et celles qui peuvent être plus locales ? Ou qu'est qui est discutable et qu'est ce qui ne l'est pas ? On peut imaginer que l’économie ait un statut plus global en raison du nécessaire rattrapage pointé par les rapports Draghi et Letta. La dimension culturelle pourrait être plus locale, comme cela se pratique déjà sur les questions sociétales.
La matrice du récit a deux colonnes (centralisé, polycentrisme) et deux lignes (global, local). Cette articulation sera la clef de l’autonomie nécessaire à l’Europe face au reste du monde. A nous tous de contribuer à sa construction.
Documents cités
1 - Mazower, Mark: For Europe, America was the future. Now what ? Financial Times, 31 mai 2025
2 - Samuel Samson: The Need for Civilizational Allies in Europe - statedept.substack.com, 27 mai 2025
3 - FMI : Regional Economic Outlook Europe October-2024
4 - Eurobaromètre Européen - https://europa.eu/eurobarometer/surveys/detail/3372 Mai 2025